calligraphie_20chinois_20bambou

Papa est la seule personne du bourg qui sait à la fois lire, calligraphier et peindre à l’encre de Chine. On voit ses paysages dans les salons des maisons riches, ses dessins sur les lanternes les plus élégantes de grand papa Zhang, ses calligraphies sur les enseignes des boutiques et sur les bandes de papier rouge paraffiné que nos voisins collent à leur porte d’entrée à l’approche du Nouvel An. Mais papa se distingue surtout de la peinture sur éventail de soie. Bambous, fleurs, fruits, oiseaux, poissons insectes, quelques coups de pinceau apparemment nonchalants suffisent pour leur insuffler vie. Il ne les vend pas toutefois, ses éventails peints, il les offre comme cadeaux à des amis ou les échange avec des amateurs de peinture contre des bâtonnets d’encre solide de grande qualité. Très amoureux de ces petits bâtons noirs, papa a réussi à en collectionner quelques centaines. Il les garde dans plusieurs coffres de bois laqué rouge et ferme les coffres avec des cadenas de bronze dont les clefs ne le quittent jamais. Chaque année, le jour du Nouvel An, après les sacrifices aux ancêtres, il me fait entrer dans sa salle de travail. Nous brûlons de l’encens, déployons une large natte de jonc sur le sol, et un grand drap propre sur la natte. Puis, papa tire les clefs de sa poche, ouvre ses coffres, et, avec mille précautions, ressort ses trésors qu’il étale sur le drap. Il y en a de toutes les formes et de toutes les tailles. Certains sont ornés de vers ou de dessins en couleur. Papa s’accord d’abord un long moment de méditation contemplative, caresse de regard chacune de ses encres. Il se verse ensuite un verre d’alcool de rie qu’il boit en leur honneur. Elles lui sont si précieuses qu’il ne se lasse jamais de les regarder. Ni d’en parler. Tu vois ce bâtonnet, là, il est fait de noir de fumée de pin et donne un noir mat très foncé. Excellent pour peindre les ombres ténébreuses sous les rochers ou les feuillages sombres des arbres persistants. Et cet autre là, il est fait de noir de fumée d’huile. D’où son éclat brillant. Superbe pour peindre un paysage sous la pluie. Et meilleur que la variété de fumée de pin pour la calligraphie… Fais toujours attention à la qualité de l’encre que tu utilises…..Comment savoir si c’est une bonne ? A l’œil et à l’oreille. Une bonne encre a un lustre particulier, ne dégage pas de bulles, est tout à fait fluide une fois délayée dans l’eau. Elle permet au pinceau de glisser librement sur le papier, et son éclat met en valeur les touches. Prends ce bâtonnet qui se trouve près de ta main droite. Frappe le doucement contre la pierre à encre. Oui, oui, comme ça, et écoute…. Il a un son clair. Maintenant, prends un autre bâtonnet. Non, non, celui qui porte un vers de Du Fu. Frappe et écoute. Ne donne t’il pas un son cristallin ? Si une encre a une couleur gris terne et une sonorité sourde, ou bien elle contient trop de colle. Méfie-toi, une mauvaise encre de ce genre peut dévaloriser le travail de l’artiste…. Oui, oui, les bâtonnets de bonne qualité se gardent très bien. Il y a des gens qui les gardent jusqu’à dix ou vingt ans avant de les utiliser. Pourquoi ? Eh bien, l’encre aussi a besoin de temps pour mûrir. Son ancienneté donne de la dignité aux touches, comme la maturité son goût au vin, et l’âge la sagesse aux hommes. Lequel de ces bâtonnets est le plus vieux ? Tu devines… Non, pas celui-ci… Non, non, celui-là non plus… Tu y renonces ? Non ? Alors, continue… Voilà, tu l’as trouvé ! C’est bien ce petit bout cassé. Il est au moins dix fois séculaire. Mais toujours aussi noir, toujours aussi brillant. Une vraie antiquité, quoi . Tu vois ces traces, ici, sur le bâtonnet ? On dirait qu’elles ont été laissées par des dents d’enfant. Selon mon père, c’est Lin Yu qui l’a croqué. Qui est Lin Yu ? L’arrière grand père de l’arrière grand père de mon arrière grand père. A-t-il eu mal au ventre après avoir bouffé de l’encre ? Hahaha… Peut être que oui. De toute façon, ca ne peut pas être un délice. Mais d’après mon père, si Lin Yu s’est révélé plus tard un génie en poésie de son temps, c’est justement à cause de cette encre magique qu’il avait avalée !

Je ne sais pas si papa voulait en secret faire de moi un génie en littérature, en calligraphie et en peinture, mais il a entreprise de m’y initier très tôt, dès que j’ai eu trois ans. D’abord, il m’a fait apprendre par cœur les poèmes de l’époque des Tang et de l’époque des Song. Il y en a plusieurs centaines. Un peu plus tard, il s’est appliqué à m’apprendre à fabriquer de l’encre liquide et à manier le pinceau. Maître exigeant, il n’hésite jamais à se servir de sa férule de bambou qu’il expose sur sa table, pour que je la voie. Quand je débite les poèmes que papa m’a enseignés, il me faut prononcer clairement et correctement chaque mot sans la moindre hésitation, de la première ligne à la dernière. Toute défaillance, aussi minime soit elle, me vaudra un coup de férule bien solide. Quand je prépare de l’encre, je dois d’abord m’assurer que la pierre à encre est bien propre, débarrassée de tout résidu séché de la veille et de toute poussière. Il me faut ensuite mettre de l’eau dans le creux de la pierre, mais pas trop, de peur que le bâtonnet ne soit ramolli. Puis je dois tenir le bâtonnet de façon verticale, l’appuyer avec force contre la pierre et lui imprimer un mouvement circulaire, régulier et lent, afin d’obtenir une encre sans bulle, sans débris et homogène. Mais attention ! Il ne faut pas que le liquide soit trop concentré – ce qui agglutinerait les poils du pinceau et ferait produire des traits figés et sans grâce -, ni trop dilué – ce qui se disperserait dans tous les sens une fois appliqué sur le papier et donnerait des traits mous et sans vigueur. Quand j’écris, je dois me tenir droit sur mon siège sans dossier, mes pieds un peu écartés posés à plat sur le sol, ma main gauche légèrement appuyée sur le papier, mon pinceau verticalement et fermement tenu dans ma main droite. Il me faut de plus garder le poignet droit constamment suspendu pour conserver une certaine marge de manœuvre. Un caractère par jour, écrit et ré-ècrit dix, vingt, cinquante, cent fois… jusqu’à ce que papa juge satisfaisant le tracé de chaque trait et la composition de l’idéogramme. Si tu veux un jour apprendre à peindre à l’encre de Chine, m’explique t’il, tu dois savoir d’abord calligraphier. On ne pourra jamais être un bon peintre sans avoir compris le secret de l’usage du pinceau et sans avoir connu les principes du rythme et de la structuration dans la calligraphie.

Outre les encres, papa a une autre passion : le thé. Il en est un grand buveur, mais il ne boit que celui qu’il a traité lui-même. Tous les ans, quand le printemps revient, papa sort avant le lever du soleil un panier de bambou au bout du bras. Pour se dérouiller les articulations, selon sa propre expression. Il rentre plus tard, après que j’ai terminé mon petit déjeuner, ses chaussures et les jambes de son pantalon trempées de boue et de rosée, son panier débordant de petites feuilles pointues et cirées d’un beau vert tendre. Il vide le panier sur une natte de bambou étendue à l’ombre à même le sol, étale dessus sa cueillette. Quand quelques heures plus tard, les feuilles un peu flétries ont perdu leur éclat, papa les rassemble dans un tamis de bambou et les secoue doucement durant une trentaine de minutes. Puis il les laisse se reposer encore et les secoue toujours… Jusqu’à ce que les feuilles deviennent toutes molles au toucher, et que la couleur de leur bord et de leur pointe vire du vert jaune au rouge. Mmmmmm, comme ça sent bon, dit alors papa en tendant le tamis sous mon nez. C’et ma grand-mère qui a découvert cette méthode. Comment ? Bah, elle a remarqué qu’après avoir été ballottée dans la hotte sur la route, sa cueillette légèrement fermentée donne à l’infusion une belle couleur dorée.et un parfum plus fort que le thé vert… Papa entre ensuite dans la cuisine, décroche du mur son torréfacteur de fer fondu qu’il chauffe à feu vif, y verse ses feuilles de thé, les cuit pendant deux ou trois minutes en les remuant constamment à mains nues. Lorsque les feuilles deviennent un peu collantes et commencent à répandre une odeur agréable, papa les retire du torréfacteur, les pétrit et les roule entre les mains pendant qu’elles sont chaudes. Il les remet ensuite dans le torréfacteur, et, au bout de quelques instants, les retire du feu à nouveau pour les pétrir et les rouler, cette fois à feu doux, il les enveloppe dans du kraft et range le paquet dans un pot de terre cuite à moitié rempli de chaux vive. Pourquoi la chaux vive ? Eh bien, ça tient le thé sec et frais, et ça le fait mûrir.

Extrait du livre "Fleurs de Chine" de Wei Wei

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